Violences urbaines : repenser la ville

par Luc GWIAZDZINSKI, 
Edité par Le Monde, 4 janvier 2001

Une fois de plus, Strasbourg se réveille avec la gueule de bois, étourdie par le décompte médiatique des voitures incendiées dans la nuit de Nouvel An. Pêle-mêle au banc des accusés: l'Etat, les politiques, les
parents, les jeunes, les médias...Avant de sombrer une nouvelle fois dans les réponses convenues de la dictature de l'urgence, le discours sécuritaire ou les effets d'annonce sans lendemain, il est indispensable
de prendre du recul pour s'inscrire dans une réflexion à long terme sur la ville. La ville est devenue un territoire complexe qui doit nous obliger à abandonner une dialectique centre-périphérie, dominant-dominé, pour une approche polycentrique. Cessons de parler des quartiers comme de lointains territoires, là-bas, quelque part. En évoquant la police, par exemple, on dit souvent qu'« elle n'y va plus », comme s'il s'agissait de zones extraterritoriales. Ces quartiers font partie de la ville et leurs habitants sont membres de la cité. C'est à nos institutions d'évoluer en s'appuyant sur le principe d'égalité urbaine. Au-delà de la « démocratie participative », il faut accorder le droit de vote aux étrangers aux élections locales et permettre à chaque quartier ou arrondissement d'élire son maire. C'est sur les marges de nos agglomérations que s'exercent les pressions. C'est là également que se réinvente la ville de demain.
Les banlieues crient au secours et depuis des années nous leur répondons par des mesures gadgets en multipliant les « confettis », ces zones d'exception mal dimensionnées dont les derniers avatars sont les zones tranches. Leurs habitants réclament la mobilité sociale et spatiale et nous les condamnons à des réponses en termes de proximité, comme pour mieux les enfermer. Strasbourg avait obtenu le classement d'un de ces quartiers en zone tranche destinée à encourager le développement économique : 23 hectares de logements sociaux, cimetière compris. Quelle que soit la mobilisation des acteurs locaux, le développement sera toujours limité. Les millions de francs récemment médiatisés pour le grand projet de ville (GPV) ne suffiront pas plus, surtout si les habitants ne sont pas associés. En multipliant les processus dérogatoires, qui pointent les secteurs difficiles, on participe galement à leur marginalisation, dressant des murs infranchissables entre « ceux du dedans» et « ceux du dehors ». Qui peut rêver de s'installer dans une ZEP ou une zone tranche? La stratégie de ceux qui ont le choix consiste à contourner la carte scolaire. A travers ce processus, c'est l'encadrement naturel du quartier et sa mixité qui sont remis en question. Pour les gens qui y habitent déjà, l'adresse .est devenue un handicap supplémentaire dans la recherche d'un emploi. C'est à l'échelle de secteurs plus vastes que doivent s'élaborer des programmes de développement. On ne peut sortir le quartier du quartier qu'en réinventant la ville. En matière de lutte contre la délinquance nos élus regardent vers les Etats-Unis où de nombreuses villes ont radicalisé leur politique de répression à travers le principe de la « tolérance zéro» : renforcement des effectifs policiers, pénalisation des délits mais aussi développement des polices privées et prisons surchargées. A New York, les moyens mis en oeuvre sont importants et l'évolution a été spectaculaire, au moins à Manhattan. Il est cependant abusif d'attribuer cette amélioration à la seule politique répressive. Le redécollage économique a eu un impact évident. N'oublions pas que la délinquance, le taux de criminalité et le nombre d'homicides restent bien plus élevés qu'en France. Nous pouvons dépasser cette approche essentiellement répressive pour nous intéresser aux stratégies élaborées chez nos amis anglais. Là-bas, des partenariats régionaux, les safety communities, associent les organes publics, bénévoles ou privés, les autorités éducatives et les citoyens qui travaillent en étroite collaboration avec les autorités locales et la police pour combattre la criminalité et favoriser la création d'un cadre de vie plus sûr. La mobilisation sur une base locale de l'ensemble de la société civile autour d'un projet visant à la reconquête de la qualité de vie s'appuie notamment sur un travail d'information des citoyens en amont
et un suivi des victimes qui n'ont pas d'équivalent en France. Outre-Manche, les policiers non armés sont présents dans les quartiers vingt-quatre heures sur vingt-quatre et travaillent en 3x8. Ils disposent d'informations statistiques précises quasiment en continu sur la délinquance, la localisation et l'heure des délits, qui permettent de modifier rapidement leur stratégie. Les excellents rapports que ces policiers entretiennent avec la population sont encore difficilement imaginables chez nous. Leur valorisation dépend avant tout du degré de satisfaction des citoyens. La confiance et l'efficacité sont à ce prix. Partout les seules réponses en termes de multiplication des effectifs policiers, de caméras de surveillance ou même de couvre-feu sélectif ont montré leurs limites. La délinquance et la peur se développent dans les endroits et les moments où la ville est amputée d'une partie de ses activités. Il faut mettre en place les conditions d'un encadrement social naturel partout et en permanence. A Strasbourg comme ailleurs, nous devons inventer un nouveau projet de ville privilégiant la présence humaine dans tous les quartiers notamment en soirée, au moment où les tensions sont les plus fortes: encourager l'ouverture des commerces en soirée ; maintenir ouverts plus tardivement certains services publics, installer partout des bureaux de police (municipale et nationale) ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre; développer les activités de soirée dans les centres sportifs et socioculturels ; mettre en place un réseau de bus de nuit qui contribue à cette sécurisation et enfin, étendre l'expérience des « correspondants de nuit» à toute la ville.
Avec l'Etat, les collectivités sont concernées par cette mobilisation en faveur de la sûreté et pour la reconquête de la qualité de la vie partout et pour tous. Pourtant, l'action collective ne peut aboutir sans engagement citoyen. C'est à chacun d'entre nous de réagir face à la montée de l'indifférence et de la violence. Sans cette prise de conscience individuelle, les tensions entre individus et quartier seront exacerbées et sur l'échelle des violences urbaines tous les niveaux seront franchis. On ne peut accepter la mise en place dans nos cités d'une « société de développement séparé» avec des habitants et des quartiers se tournant définitivement le dos. Nous devons faire le choix de la solidarité et de la cohésion urbaine contre la relégation et le désir de « sécession ». On ne peut laisser se dégrader la situation et faire reposer nos seuls espoirs sur les professionnels de la médiation, promus en quelques années au rang de force de dialogue et d'interposition, casques bleus du nouvel archipel urbain. Le plein exercice de la citoyenneté est un bon rempart face à la violence, le seul peut-être.

Les joyaux de la petite reine

Par Gwiazdzinski Luc et Marzloff Bruno,

Publié dans Libération, édition du 21 mars 2007

Le contrat signé entre la mairie de Paris et l'entreprise JCDecaux sur le déploiement d'un parc de vélos dans la capitale nous oblige à réfléchir les futurs urbains dans le cadre d'une nouvelle trame de mobilités quotidiennes. Plutôt que de parler de «dommages collatéraux», envisageons plutôt les «vertus collatérales» de l'introduction d'un tel dispositif pour le système urbain et pour les citadins.

A quoi ressemblera une cité de plus de 2 millions d'habitants avec 20 000 vélos publics et 200 000 déplacements quotidiens ajoutés à ceux qui existent déjà ? A quoi ressemblera un système de transport urbain qui maillera tous les modes possibles ? Le projet contraint à élargir la question des déplacements à vélo à l'ensemble du système de mobilité. A Paris, 1 500 stations vélo s'ajouteront aux 250 stations de métro et aux 2 500 stations de bus. Comment l'usager, citadin, touriste ou visiteur naviguera-t-il dans cette ville ? Comment fera-t-il pour surfer sur les réseaux ? Paradoxal système ! Plus il existe de modes de transport, de combinaisons et de choix possibles, plus les déplacements deviennent efficaces et... complexes. Pour être fluide et ergonomique pour ses usagers, un système de mobilité doit assurer cinq continuités : modale, géographique, temporelle, tarifaire et informationnelle. Une telle contrainte nécessite la mise en place de centrales de mobilité pour renseigner les horaires, les disponibilités, les connexions, les perturbations et les ressources de la ville. Il nous faut inventer un «Google» de la ville. L'information, c'est déjà la moitié du déplacement. C'est l'intelligence des mobilités.

A quoi ressemblera une agglomération qui généralisera son parc public de vélos ? Quand les cités voisines de Paris, les périphéries, se mettront-elles au vélo ? Chacune ira-t-elle avec son propre système ? Ce choix s'opposerait alors à la nécessaire articulation des mobilités et à la porosité recherchée entre les cités. La question n'a pas encore été posée.

A quoi ressemblera la rue ­ sa chaussée, ses couloirs, ses passages et ses trottoirs ­ avec 350 000 déplacements par jour ? Les stations vélo empiéteront sur la place de la voiture, leur circulation également. Le cycliste revendique en même temps la chaussée des voitures, les voies réservées et le trottoir. Alors, faut-il séparer, ou relier ces flux aux rythmes divers ?

A quoi ressembleront les 500 000 abonnés du vélo parisien ? «Un cycliste aujourd'hui, selon un policier cité par la revue Ville & Transports, c'est un automobiliste en pire.» Des années de tolérance ont laissé ouvert à certains le champ de l'incivilité. Une réflexion s'impose sur la coexistence des modes et les partages de l'espace collectif pour de civiles et urbaines cohabitations. Le code de la rue est une première réponse. La civilité passe d'abord par une intelligence, un respect et une pondération des vitesses. Le piéton donne le ton. La lenteur retrouve ses droits. N'oublions pas que, pour tous, la marche en ville reste le mode dominant.

A quoi ressemblera une ville où les vélos fleurissent ? Le succès populaire du Vélo'v lyonnais séduit ! Les appels d'offres de parcs à vélos des grandes villes se déclineront bientôt à chaque niveau de l'armature urbaine. Les parkings, les gares, les hôtels s'y mettent déjà ; la RATP, la SNCF et les autres transporteurs routiers y travaillent. Avec ou sans plan de déplacement, les entreprises lorgnent sur cette solution innovante pour leurs salariés. Bref, les initiatives fleurissent de partout et la demande suit. Si le vélo n'est pas une alternative à la voiture, sa combinaison avec les autres modes renforce la conviction qu'il est possible de vivre à Paris et dans les autres métropoles sans sa voiture. Nous passerons d'un véhicule personnel qui peine à se frayer un chemin dans la ville à un véhicule individuel public fluide. De Helsinki à Lyon, le vélo public et massifié est une chance pour la cité. Les bénéfices ­ gain de place, économie de moyens motorisés, exercice physique, fluidité des parcours, moindre pollution, etc. ­ atteindront des seuils à mettre à l'actif de la «ville durable». Les enquêtes menées à Lyon soulignent aussi la sympathie des citadins pour cette offre nouvelle et les nouvelles sociabilités qu'elle suscite. Sans verser dans un angélisme béat, admettons qu'une alchimie bienvenue s'installe enfin dans notre vieux pays. A travers le vélo urbain collectif, la petite reine apporte des réponses légères mais convaincantes à l'encombrement urbain et améliore la qualité de vie des usagers au quotidien. Le vélo, dans cette formulation inédite, nous invite à une révolution qui le dépasse. Nouvelle donne : sortons enfin la tête du guidon. En route !

Tenter le métissage

Par Gwiazdzinski Luc
publié dans La Croix, Edition du 8 janvier 2010

Impossible de partir à l'aventure comme ces explorateurs qui, dès le XIIIe siècle, ont bravé le danger et l'inconnu pour baliser la planète. Le monde est borné. Dont acte ! La cartographie systématique de l'étendue terrestre ne signifie pourtant pas que nous avons une connaissance intime de l'ensemble du territoire. Les terroristes réfugiés au fond des grottes, les fugitifs qui errent dans les maquis prouvent que la terre offre encore bien des refuges. On peut zoomer ! En ce début de XXIe siècle, il reste même quelques points du globe inexplorés, non encore foulés par l'homme, forêts impénétrables, sommets lointains, grottes inaccessibles ou profondeurs marines, derniers îlots en sursis dans la mise en réseaux généralisée de la planète. On pense à des hauteurs du Chili, solitudes glacées du pôle Nord ou du pôle Sud, régions isolées de l'Himalaya, montagnes de Guinée ou de Kalimantan, forêts d'Amazonie ou du bassin du Congo, ou à quelques zones isolées du Venezuela. Peaux de chagrin, derniers îlots d'une géographie d'archipel, étrange fractale dont on explore les plis et les replis.

Il resterait bien quelques groupes humains isolés sans contact avec l'extérieur, réfugiés dans les derniers massifs forestiers épargnés d'Amazonie ou de Nouvelle-Guinée. Oubliés de l'histoire dans un repli de l'espace-temps. De loin en loin, on nous annonce encore la découverte d'une de ces tribus inconnues. Impossible rencontre dont chacun espère sans doute tirer profit dans son groupe respectif. Si l'explorateur saura monnayer ses images, quel profit l'autochtone pourra-t-il en tirer ? On a déjà visionné le film des dizaines de fois. Comme si l'histoire avait un sens, une pente. On connaît la suite : l'impossible décalage, l'arrivée des maladies, de l'argent, les nouveaux besoins et les nouvelles dépendances. Mais faut-il pour autant empêcher l'inévitable, préserver l'inaccessible, empêcher nos semblables d'accéder à un autre bien-être ? Claude Lévi-Strauss savait bien que son travail au cœur de l'Amazonie brésilienne à la rencontre de tribus « primitives » pendant les années 1950 serait impossible aujourd'hui, tant la situation avait évolué. Que sont devenus les Bororo, les M'Baya, les Nambikwara et autres Tupi-Kawahib rencontrés et étudiés ? Disparus, décimés par les maladies ? L'avidité des hommes, la recherche des bois précieux, d'or ou de pétrole font davantage de mal que les explorateurs décriés. La forêt remplacée par une fragile prairie pour l'élevage, les excavations et les traînées de mercure mortelles des exploitations aurifères, les routes d'exploration forestières qui pénètrent jusqu'au plus profond des massifs forestiers, les barrages qui fabriquent des autoroutes aquatiques sonnent le glas des environnements dont dépendent directement ces hommes et ces femmes.

Ne faut-il pas tenter d'accompagner sans altérer, tenter le métissage des cultures dans le respect ? Des mots, sans doute. C'est vers la protection de ces milieux que doit s'orienter une politique cohérente. Nous n'empêcherons plus les contacts, tant les derniers secteurs sont désormais pénétrés, géographiquement éclatés et envahis. Préservons les territoires inconnus sans en faire des îlots séparés dans un environnement livré au pillage. Évitons qu'ils ne disparaissent avant même que l'on connaisse leur richesse. Le développement durable dont on se gargarise vaut aussi pour ces populations et ces milieux. La France, qui donne tant de leçons au monde, devrait offrir à l'humanité la forêt guyanaise comme réserve intégrale de la bio sphère. La mondialisation sonne le glas des confins, abolissant les distances et repoussant toujours plus loin les limites. Le monde est clos ou presque. C'est une question d'années, de mois peut-être, mais d'autres voies, d'autres frontières sont ouvertes. Sur terre mais aussi sous l'eau, il reste encore à découvrir les fonds marins, ces abysses d'où l'on remonte désormais des images incroyables de poissons et animaux monstrueux, et que les filets des pêcheurs commencent à racler. Il suffit qu'un calamar géant surgisse de ces fosses marines pour que nos imaginations s'enflamment, retrouvant les gravures des vieux livres de Jules Verne. Alors que quelques projets rallument la flamme des explorations spatiales vers la Lune ou vers Mars, il est possible que l'aventure soit ailleurs. Les terres inconnues sont à proximité, les tribus sont urbaines. Ici et maintenant. Partons à la découverte de ces univers inconnus construits par l'homme lui-même. Nous voulons parler des mégapoles gigantesques hors d'échelle, qui restent à arpenter pour tenter de comprendre leurs habitants et, pourquoi pas, de construire avec eux une nouvelle condition métropolitaine.

A quel territoire appartenons-nous ? Une pratique de l'espace discontinue

Par Luc Gwiazdzinski

Publié dans La Croix, Edition du 4 avril 2008

On n'a jamais autant parlé du territoire et notre espace de vie n'a jamais été aussi tiraillé, voire aliéné. L'accroissement de la mobilité a fait sauter les cadres classiques de la quotidienneté et de la citoyenneté. La spécialisation des espaces en zones de logement, d'achats, de loisirs, de formation ou de travail nous oblige à bouger, à nous déplacer de plus en plus loin. La pratique de l'espace est de plus en plus discontinue. Nous zappons les territoires de la « ville à la carte » passant de l'un à l'autre par des tunnels, des « non-lieux » que nous investissons peu affectivement. La cartographie de notre espace vécu ressemble plus à un archipel aux limites floues relié par des réseaux qu'à un bassin de vie idéal ou à un quartier d'une ville. Conséquence parmi d'autres de cette mobilité accrue et de ce nomadisme subi, une majorité de personnes ne votent plus là où elles vivent mais là où elles dorment. Les fameux « bassins de vie » ne sont souvent plus que des « bassins de nuit ».

Nos cartes d'identité évoluent. Il paraît difficile de retrouver un ancrage, une appartenance alors que nous menons aujourd'hui plusieurs vies en plusieurs espaces. Il est devenu difficile de dire d'où l'on est, à quel territoire on appartient. Les limites sont devenues floues. Il n'y a pas de sentiment d'appartenance unique. Entre son quartier, son village et le monde, l'individu fonctionne en appartenances multiples.

Pourtant, de façon confuse, on sent bien que notre sentiment d'appartenance dépend de nombreux critères : le lieu où j'ai été élevé, celui où j'habite, mon histoire et celle de ma famille, là où résident mes proches, mes amis, mon lieu de travail, ma pratique de l'espace, mes habitudes, mes repères, des couleurs, des odeurs, des goûts, des lumières, des paysages, des actes symboliques comme celui de voter, des temps et des lieux collectifs.

Face à l'uniformisation, les territoires se mobilisent pour « faire territoire ». Le sentiment d'appartenance est devenu un outil de mobilisation. La presse des collectivités, les bulletins municipaux en rajoutent dans la surenchère du vivre ensemble. Le contenu des chartes de développement à l'échelle intercommunale s'attache souvent à préserver l'identité. Les noms des structures intercommunales sont le plus souvent empruntés aux entités culturelles, humaines ou agricoles passées. De nombreuses stratégies sont mises en place pour développer le sentiment d'appartenance. On intervient sur le paysage, la signalétique, la sauvegarde du patrimoine ou l'architecture, les parcours de découvertes ou les routes thématiques, la valorisation des produits locaux ou la labellisation de produits du terroir, la restauration de monuments et leur mise en lumière.

Toutefois, l'identité est un domaine sujet à manipulations, qu'il faut aborder avec la plus grande prudence. Certains territoires souffrent parfois d'un décalage entre une image passéiste et la réalité. La surenchère folklorique peut susciter des mécanismes de repli ou de rejet de l'autre. Attention au mythe de l'âge d'or qui nous saisit dès qu'un repère disparaît. Les sidérurgistes qui ont la larme à l'œil en voyant s'effondrer leurs hauts-fourneaux ne doivent pas oublier les conditions de travail d'alors. À quoi sert de protéger artificiellement les vergers qui entourent nos villages si personne n'est capable d'assurer un débouché pour les fruits ? Veillons aussi à ne pas fabriquer un espace trop caricatural, avec trop de cheminements imposés, devenant des obstacles à l'appréhension sensible des réalités du territoire. L'expérience montre, en tout cas, qu'un territoire où l'on se sent bien, qui attire et se développe, est d'abord un territoire organisé où les gens se rencontrent.

Les défis de la citoyenneté augmentée

Par GILLES RABIN et LUC GWIAZDZINSKI

Publié dans Libération, édition du 23 février 2011

Il est courant de lire que nos concitoyens ne s’intéressent plus à la politique. On voterait moins et on ne lirait plus. Les Français seraient de moins en moins mobilisés par la chose publique, à peine capables d’éphémères pulsions compassionnelles.

Pourtant, loin des discours nostalgiques et d’un cynisme postmoderne, des mouvements sont à l’œuvre. La citoyenneté - capacité de prendre part à la vie de la cité - ne faiblit pas. Ce sont les formes de la cité qui évoluent sous l’effet de la mondialisation et de la métropolisation. La citoyenneté s’adapte aux nouveaux réseaux, territoires, temporalités, mobilités et modes de vie.

On doit prêter attention à ces nouvelles formes de mobilisation qui ne sont pas figées dans la proximité et l’urgence. La République peut évoluer sans se renier en prenant en compte la complexité des comportements et des appartenances. Nous en sommes encore loin. En France, des élites républicaines s’insurgent quand les lycéens manifestent contre une réforme des retraites qui ne les concernera pas avant cinquante ans. En Allemagne, les médias s’étonnent que, parmi la foule des manifestants opposés à la gare souterraine de Stuttgart, se trouvent des personnes âgées qui «ne verront jamais la fin des travaux». Les mêmes aimeraient que l’on parle prospective et développement durable. Ailleurs, on manifeste pour le Tibet, la Chine ou la Tunisie à des milliers de kilomètres des territoires concernés. Partout, de nouvelles articulations s’établissent entre les mobilisations sur Internet et les manifestations dans l’espace public, entre le virtuel et le réel contre lequel les dictatures se cognent désormais, entre Facebook et la place Tahrir.

Nous vivons avec 7 milliards de voisins et de contemporains avec lesquels nous devons désormais faire société. Ces citoyens se mêlent-ils vraiment de ce qui ne les regarde pas? Ne sont-ils pas au contraire, aux bonnes échelles spatiale et temporelle, l’avant-garde d’une nouvelle citoyenneté ? Les bataillons qui manifestent ne sont pas composés de professionnels protégés de la contestation et du nimby (1). Il ne s’agit pas non plus d’une mode citoyenne de défiance. On a vu que les internautes n’étaient pas des utopistes éloignés des réalités. Les lecteurs de Stéphane Hessel ne sont pas de simples nostalgiques des Trente Glorieuses, mais un réservoir d’acteurs indignés déjà mobilisés.

Nous assistons à l’émergence de nouvelles mobilisations qui dépassent nos personnes, nos territoires administratifs de gouvernance et nos intérêts égoïstes. Pourquoi ne seraient-elles pas le socle d’une réflexion sur une «citoyenneté augmentée», c’est-à-dire plurielle, présentielle et multiscalaire ? La République doit prendre en compte ces nouvelles formes de citoyenneté adaptées à nos territoires de vie étalés et fragmentés.

Dans une société des flux et de la mobilité, il paraît illusoire de vouloir faire coïncider l’urbs et la civitas dans une énième tentative de délimitation du «territoire pertinent» et de son mécano institutionnel. Il faut considérer l’instabilité de nos environnements, changer de regard pour penser les nouvelles figures de la citoyenneté augmentée, mobile et éphémère aux échelles de vie des usagers et habitants temporaires de nos territoires.

Doit-on continuer à voter là où l’on dort et non là où l’on vit ? Explorons plutôt l’idée d’une citoyenneté présentielle pour ceux qui passent la majeure partie de leur temps éveillé à des kilomètres de leur lieu de résidence et n’ont aucune capacité de peser sur leur environnement quotidien. Imaginons de vrais maires de quartiers élus au suffrage universel et donc naturellement aux couleurs de la diversité française. Donnons un statut particulier aux touristes, visiteurs exigeants qui ailleurs deviendront nos meilleurs ambassadeurs ou nos pires détracteurs et contribueront à la définition de métropoles plus accessibles et hospitalières. A ses débuts, la République a su faire citoyens les étrangers méritants. Soixante-dix millions de visiteurs annuels et de prescripteurs potentiels méritent un minimum d’égards et de soins. Des millions de travailleurs étrangers bien davantage. Notre pays et chacun de ses territoires peuvent se grandir en expérimentant l’idée d’une nouvelle citoyenneté en résonance avec les pulsations de la ville et du monde, urbi et orbi.

Opposer le mépris à celles et ceux qui savent dépasser les égoïsmes, les frontières et l’urgence du quotidien à travers des mobilisations plurielles, serait une erreur. Ne pas investir ces nouvelles formes de citoyenneté serait une faute. Loin des discours nostalgiques et des tentations de repli, ouvrons les chantiers d’une République et d’une France augmentées qui parlent à nouveau à l’Europe et au monde.

Le rétrécissement des distances et des références doit et peut s’accompagner d’un élargissement de la citoyenneté. Passons de la résistance à l’offensive.

(1) Not In My Back Yard (en anglais, pas dans ma cour). Désigne une position qui consiste à ne pas tolérer de nuisances dans son environnement proche.

Maîtriser la ville et le temps

Par Luc Gwiazdzinski

Publié dans La Croix, Edition du 9 janvier 2002

La ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s'amuse ne font pas bon ménage, et chacun devient schizophrène. Luc Gwiazdzinski, géographe, Professeur associé à l'université Louis-Pasteur de Strasbourg.

Les horaires et les calendriers d'activité des hommes battent le rythme de nos agglomérations, règlent l'occupation de l'espace et dessinent les limites de nos territoires vécus, maîtrisés ou aliénés. Pourtant, cette dimension temporelle a longtemps été négligée par les chercheurs, les édiles et les techniciens. Mais les temps changent.

Nos rythmes de vie évoluent rapidement sous l'effet de l'individualisation des comportements, de la tertiarisation, de la diminution du temps de travail, de la synchronisation des activités à l'échelle planétaire, des nouvelles technologies qui donnent l'illusion d'ubiquité et de l'évolution de la demande des individus qui veulent souvent tout, tout de suite, partout et sans effort. Il n'y a plus de pause dans cette course permanente qui grignote la sieste, les repas ou la nuit. TGV, restauration rapide ou Internet : tout est bon pour aller plus vite. Conséquences : les rythmes de nos agglomérations changent. Les déplacements liés aux loisirs augmentent. L'activité se prolonge plus tard en soirée. Le travail et l'économie de la nuit se développent. Le samedi devient un moment d'hyperactivité. En été, seule la période du 15 juillet au 15 août résiste. Le travail « 5 jours sur 7 » qui synchronisait la vie de la cité et le « 8 heures-midi, 2 heures-6 heures » qui organisait nos vies personnelles et collectives ont vécu.

Unifiés par l'information, les hommes n'ont jamais vécu des temporalités aussi disloquées. Nous vivons parfois dans les mêmes agglomérations, travaillons dans les mêmes entreprises, habitons les mêmes appartements ou faisons partie des mêmes familles et pourtant, nous nous croisons à peine faute d'avoir les mêmes horaires. Les territoires sont de plus en plus inadaptés à ces évolutions. A la concomitance des espaces et des temps succède l'éclatement. La demande se diversifie alors que les administrations, les commerces, les services (bibliothèques, centres socioculturels, crèches...) et les transports fonctionnent encore sur des horaires traditionnels. Confrontés à cette désynchronisation, écartelés entre nos statuts de consommateurs, salariés, parents et citoyens, nos emplois du temps craquent. Dans l'urgence et le stress, nous nous heurtons souvent aux horaires de moins en moins bien adaptés de la vie collective. Les conflits se multiplient entre les individus, groupes, territoires ou quartiers de la ville qui ne vivent plus au même rythme : la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s'amuse ne font pas bon ménage, et chacun devient schizophrène.

Sensibles à ces dysfonctionnements, les Italiens ont été les premiers à travailler sur « le temps des villes » pour une meilleure qualité de vie et une autonomie accrue des femmes. Une loi a donné au maire la compétence en ce domaine et des Ufficio tempi regroupant les acteurs locaux ont été mis en place afin d'améliorer la coordination des horaires et de concilier temps individuels et temps sociaux. Dans certaines villes, des Pactes de mobilité permettent de désynchroniser les horaires des activités professionnelles et d'améliorer la circulation aux heures de pointe. L'Allemagne et les Pays-Bas s'y investissent également. En France, les travaux prospectifs engagés par la Datar et le rapport d'Edmond Hervé sur « Le temps des villes » suscitent enfin l'intérêt. Avec un soutien national, des territoires pilotes comme Poitiers, Saint-Denis, le Territoire de Belfort, le département de la Gironde, Rennes, Paris ou Nancy, mettent actuellement en place des bureaux du temps chargés de travailler à une meilleure maîtrise de nos temps de vie familiale, professionnelle, sociale et citoyenne. Paradoxes : plus la mondialisation économique gagne, plus le local retrouve son sens, plus l'urgence s'impose, plus la maîtrise du temps long devient nécessaire, plus la fragmentation triomphe, plus on recherche la continuité et la permanence.

Au-delà des structures, c'est à chacun d'entre nous d'imposer ce débat dans nos organisations et nos familles. En occultant, on prend le risque de laisser des décisions isolées aboutir à de nouveaux déséquilibres, et à de nouvelles inégalités. Située au croisement de demandes aussi fortes que la qualité de la vie quotidienne, la proximité, la convivialité ou la démocratie participative, l'approche temporelle met naturellement le citoyen au centre du débat et renvoie à l'homme, à son vécu et à ses aspirations. Démarche transversale qui ne sépare plus la ville, l'entreprise et la population, elle permet d'envisager les outils d'une nouvelle gouvernance mêlant élus, populations, syndicats, entreprises, associations dans des processus de négociation en continu.

La République divisible

Par Bernard Aghina, Julien Gannard, Luc Gwiazdzinski
Publié par La Croix, le 5 septembre 2001

Le couvre-feu imposé par des municipalités à des jeunes de quartiers « sensibles » révèle une volonté de mise à l'écart d'une partie des citoyens.

En 1997, lorsque le Conseil d'Etat a recalé les municipalités instaurant le couvre-feu pour mineurs, car cela était « de nature à compromettre l'exercice des libertés publiques ou individuelles », on pensait ce type de mesure relégué aux oubliettes. Mais, considérant qu'il ne s'appliquait qu'à des quartiers pointés comme « sensibles » par le contrat local de sécurité, le Conseil d'Etat a cette fois légitimé un arrêté du maire d'Orléans interdisant aux mineurs de moins de 13 ans non accompagnés de circuler entre 23 heures et 6 heures du matin.

Après Orléans, Cannes, Colombes, Nice, Aulnay-sous-Bois... la contagion opportuniste guette et les mesures gadgets sont à la mode. Les élus d'opposition se sont engouffrés dans la brèche, le RPR inscrivant le couvre-feu à son programme de 2002. A lire les réactions de deux ministres, Marie-Noëlle Lienemann et Ségolène Royal, la « gauche » semble prête à s'aligner.

Certes, certains élus cherchent sincèrement des solutions à des problèmes de délinquance difficiles à résoudre. Mais ceux qui prennent ces décisions doivent être responsables et s'interroger sur leurs conséquences, leur efficacité à terme et sur leur impact pour le pacte républicain.

Au-delà de la rhétorique guerrière, on est en droit de s'interroger. Cherche-t-on à protéger les enfants ou à se protéger des enfants ? S'il s'agit de protéger les jeunes, pourquoi se limiter à 13 ans ? A-t-on besoin d'une telle mesure pour encadrer les mineurs ? S'il s'agit des habitants, faut-il les protéger de leurs propres enfants ? Quand les parents de ces cités-dortoirs travaillent tard, voire toute la nuit, quand les centres socioculturels et les structures d'accueil sont fermés en soirée ou quand les conditions de vie dans des appartements exigus sont délicates, faut-il s'en prendre aux jeunes ou accuser une nouvelle fois les familles ?

La mise en place de 20 correspondants de nuit semblait pourtant une approche plus constructive, d'autant que l'arrêté comporte quatre limites que rien ne justifie. On peut sourire en imaginant les jeunes en limite d'âge d'abord : dès 14 ans, bonjour la nuit ; en limite d'heures ensuite, avant 23 heures, tout étant permis et après 6 heures tout le redevenant ; en limite de saison aussi, organisant une bien belle fête à Orléans le 16 septembre ; en limite de zone enfin, faisant la nique aux policiers à quelques mètres de la zone sensible ou au retour du centre-ville où, comme chacun sait, ils ne risquent et ne peuvent rien.

En attendant, aucune force de police ne pourra empêcher les jeunes mineurs de circuler avec leurs grands frères. Le mimétisme des aînés sur ces jeunes « protégés » n'en sera que plus fort et une certaine culture de la transgression pourra se développer.

En quelques années, nous sommes passés d'un discours sur la discrimination positive _ concrétisé par des politiques de soutien aux quartiers dits sensibles _ à une politique de discrimination pure envers ces mêmes quartiers. C'est là où on a incité les entreprises à s'installer que l'on interdit aux jeunes de sortir. C'est dans les zones dénoncées comme « de non-droit » que l'on retire à une classe d'âge un droit fondamental : celui de circuler.

Une fois de plus, on désigne et sépare des quartiers, des générations et des populations, en jouant avec la peur sans apporter de réponse de fond. L'autre côté de la ville a décidé de vivre entre soi, laissant les quartiers sensibles et leurs habitants s'enfermer dans leurs difficultés. Poussé à l'extrême, ce phénomène de séparation conduit aujourd'hui huit millions d'Américains à vivre dans des « communautés clôturées » et surveillées, n'en sortant le jour que pour rejoindre leur emploi en ville. Entre ségrégation et développement séparé, avec ces arrêtés et les zones d'exception qui se multiplient, la ville se mue en un gigantesque jeu de marelle où chacun sautille, au gré des incitations ou des interdictions, d'une case à l'autre selon qu'il est parent d'élève, chef d'entreprise, clochard, étranger ou « mineur de moins de 13 ans accompagné d'une personne majeure ». C'est l'image médiévale et inégalitaire de la société et de la ville qui s'impose avec ses intérêts particuliers exacerbés, ses quartiers recroquevillés et ses couvre-feux. A quand des horaires d'ouverture et de fermeture du ghetto ?

Changeons de paradigme. Peuplons la nuit urbaine et développons des activités en soirée afin de permettre un encadrement social naturel de la cité. Si, au lieu d'interdire aux enfants de sortir, on obligeait les parents à sortir ! Incitons-les à éteindre la télévision et à se retrouver à nouveau dans les rues. Préférons la convivialité !

Cessons de bafouer les principes républicains de liberté, d'égalité et de fraternité en apportant au coup par coup, avec cynisme et démagogie, des pseudo-réponses techniques qui fragilisent les fondements de notre société. Non au nouveau Moyen Age ! Oui à la République partout, pour tous et à toute heure.

Toujours plus mobiles. Assurer les continuités.

Par Luc Gwiazdzinski

Publié dans La Croix, Edition du 10 septembre 2010

L'évolution des mobilités s'inscrit dans un contexte urbain en mutation. Partout en Europe, on a assisté au cours des dernières années à un étalement des villes aboutissant à l'émergence de vastes territoires métropolitains sans bornes, où chacun cherche de nouveaux repères et de nouveaux lieux. Contrairement aux prévisions, le développement des TIC (Technologies de l'information et de la communication) n'a pas empêché l'accroissement de la mobilité, au contraire. Les discours sur la « mobilité durable » n'ont pas entraîné une baisse notable des déplacements. Seuls les surcoûts de l'énergie semblent influencer la consommation et les pratiques. Sur le long terme, les distances parcourues se sont stabilisées autour de 15 kilomètres pour les seuls déplacements quotidiens domicile-travail.

Mais les mobilités changent de forme. La mobilité est de plus en plus « zigzagante » à buts multiples. Les salariés par exemple font un ou plusieurs arrêts entre leur domicile et leur travail pour effectuer les courses ou déposer les enfants à l'école et la voiture demeure reine. La mobilité devient une condition de participation à la vie collective et le « droit à la mobilité », un droit générique. Elle s'est installée comme une valeur.

Outre les efforts sur l'utilisation des énergies renouvelables et le développement des transports publics, l'ampleur des enjeux oblige à ouvrir d'autres pistes. On doit passer d'une réflexion sur les réseaux de transports à une approche en termes de système global de mobilité, d'une logique de modes de déplacement à une réflexion sur les parcours, du court terme de l'adaptation au long terme de l'aménagement métropolitain en évitant les inégalités entre territoires et populations. On peut rêver d'un changement de paradigme qui dépasse les petits arrangements techniques, les solidarités du covoiturage, pour faire de la mobilité un enjeu de société. L'expérience suisse montre qu'il est indispensable d'assurer les continuités : continuité spatiale et géographique des systèmes à l'échelle de la pulsation métropolitaine, continuité temporelle des services même en période de faible fréquentation (nuit, week-end, vacances) ou continuité informationnelle pour gérer sans stress l'intermodalité, continuité tarifaire entre les modes de déplacement et continuité politique en veillant à la cohérence des stratégies des différentes collectivités concernées.

En Suisse, vous pouvez consulter les horaires, construire votre parcours et réserver vos billets sur des réseaux interconnectés et cadencés (train, bus, téléphériques, bateaux, voitures partagées...) et vous rendre rapidement d'un point à un autre du pays. Les abonnés reçoivent mensuellement leur « facture de mobilité » comme nous les factures de gaz ou d'électricité. Il faut injecter la variable temps dans les outils d'aménagement de l'espace comme les plans locaux d'urbanisme (PLU) et les schémas de cohérence territoriaux (Scot).

C'est aussi en limitant l'étalement urbain que nous pourrons éviter de courir après la banlieue et éviter les « mobilités zigzagantes ». Il pourrait être judicieux d'organiser territorialement les horaires de travail dans les entreprises, les collectivités et les universités afin d'étaler les heures de pointe et d'assurer la fluidité. C'est une question d'intelligence collective. Certaines villes italiennes s'y sont essayées avec un certain bonheur autour de « pactes de mobilité ». Nous devons également veiller à l'ergonomie des espaces de mobilité (gares, wagons, arrêts de bus...) et à la lisibilité des informations. Il faut parfois une loupe pour lire un horaire sur des fiches microscopiques et bien du courage pour trouver des indications sur un possible bus dans les gares TGV.

Pour aborder efficacement le chantier des mobilités, il est primordial d'abolir les frontières entre la recherche et l'expérimentation en mettant en place des « plates-formes territoriales d'innovation ouvertes » associant chercheurs, autorités organisatrices de transports, associations, collectivités et citoyens sur tous les aspects de la question : observation, mise en place et suivi de solutions adaptées.

La question des mobilités est une question d'échelle territoriale et temporelle, de culture et d'organisation. Nous devons retrouver le temps long et l'espace profond de l'aménagement et apprendre à construire avec les principaux intéressés, usagers et citoyens, pour passer d'une gestion technique et spécialisée des transports à une « intelligence partagée des mobilités ». C'est le sens des recherches, des expériences qui s'engagent dans toute l'Europe pour une amélioration de la qualité de la vie et de la ville.

Panser et repenser les paysages.


Par Luc Gwiazdzinski, Xavier Schramm

Publié dans La croix, Edition du 20 septembre 2007

Certains se souviennent sans doute de l'émission de télévision : « La France défigurée ». C'était bien avant les ronflantes injonctions sur le développement durable et les grandes peurs médiatiques sur le réchauffement climatique. Saignées autoroutières, béton, remembrements, décharges sauvages : on s'insurgeait, mais on gardait espoir. Quelques marées noires plus loin, « la France défigurée », rétrécie par le TGV et la mondialisation, est notre triste quotidien : lotissements monotones, rocades, bazars commerciaux périphériques, montagnes bétonnées, steppes maïsicoles ou lambeaux de bocage usé jusqu'à la trame.
En parcourant la France, on a parfois une étrange impression. D'un côté, des centres-villes protégés, muséifiés, de l'autre, des entrées de villes criardes, envahies par les enseignes géantes où tout semble permis. Vallées vosgiennes colonisées par la forêt et plaines voisines transformées par la monoculture. D'un côté, le succès des journées du patrimoine et de l'autre l'indifférence face à une ligne de haies qui disparaît. Nos paysages sont très solubles dans la mondialisation, mais qui s'en soucie ?
Ces évolutions finiront par avoir un impact sur l'attractivité de la première destination touristique au monde. On peut déjà s'étonner que certains touristes pénètrent encore dans nos villes et villages, entourés de ronds-points, contournements et autres périphériques, comme autant de ponts-levis. À force d'évitements, on finit par contourner la France sans la rencontrer, par la frôler sans jamais la pénétrer. Perte de sens dans le seul rapport autoroutier avec l'espace. À peine un long travelling avant, une mise à distance, et la consommation imposée de quelques endroits préservés à voir absolument. Un archipel au milieu « d'espèces d'espaces ».
Même la nouvelle religion du développement durable a de quoi nous inquiéter. La mode de l'énergie renouvelable sème à tout vent des champs d'éoliennes. Le besoin de nature consacre partout l'empire du mobil-home et du camping, qui transforment le moindre terrain en village sans permis de construire. L'avènement du carburant vert nous promet des milliers d'hectares de maïs gourmands en eau et engrais. L'accession facilitée à la propriété sans maîtrise de l'urbanisation fait craindre le pire. Enfin, le repli progressif de l'État laisse les acteurs locaux seuls et désarmés.
Nous savons que les modes changent. Nous ne condamnons pas le promoteur immobilier trop vorace ou l'agriculteur trop avide sans jeter un œil sur nos propres comportements derrière la haie de thuyas. Il ne s'agit pas de verser des larmes sur un passé idéalisé, de prêcher la « naturalité », de prôner la mise sous cloche. Nous savons que l'ensemble de notre territoire est « anthropisé », aménagé par l'homme, et que les paysages ne sont pas éternels. Miroir de notre société, construit social et objet culturel, le paysage est le produit d'un système économique qui le fait et le défait. Il a beaucoup de choses à nous dire sur la société et le « vivre ensemble ».
Ne sacrifions pas nos paysages sur l'autel de la rentabilité et du court terme qui ferait de la France un pays banalisé, sans âme ni identité. Nous ne souhaitons pas vivre dans une gigantesque banlieue monotone égayée de loin en loin par une oasis de qualité, réserve naturelle ou écomusée, condamnés à reporter nos envies d'urbanité vers d'improbables ailleurs. Il existe d'autres voies à explorer que les figures fatiguées, de Disneyland, de Los Angeles ou du musée.
Lançons le débat, cherchons à définir ensemble une philosophie et une esthétique alternatives. Imaginons des outils adaptés à la fabrique de nouveaux paysages autour de principes comme l'équilibre, la qualité et la diversité. Développons une politique d'éducation et de sensibilisation à l'urbanisme, à l'aménagement et au paysage. Entre le musée et le bazar, entre le Panthéon et Décathlon, entre labellisation et babélisation, d'autres approches sont possibles. Le paysage comme palimpseste, patrimoine et projet commun à réinventer ensemble. Pourquoi pas ?

Un géographe de la nuit urbaine

Entretien avec Luc Gwiazdzinski

Par Sylvain Allemand

Publié dans Libération, édition de


On parle de plus en plus d'une «Ville 24 heures sur 24» ? De quoi s'agit-il ? D'une préfiguration de la ville de demain ?

La ville 24 heures sur 24 est une des figures émergentes de la ville contemporaine. Elle interroge nos modes de vie et nous oblige à changer de regard pour aborder nos agglomérations en termes de rythmes et d’horaires. A New York, « la ville qui ne dort jamais », métro, drugstores, librairies, salles de sport, bibliothèques, crèches et même cours de justice sont ouverts jour et nuit ! En bref, la question de la ville 24 heures sur 24 ne s’y pose déjà plus comme dans d’autres métropoles d’Asie. Au Canada voisin par contre, les tensions se cristallisent sur l’allongement des horaires d’ouverture des magasins des centres villes face à la concurrence des pôles commerciaux périphériques. En Grande-Bretagne, l’entrée en vigueur de la loi de 2003 sur l’alcool (Licensing Act 2003) a permis d’ouvrir un vrai débat sur la ville la nuit et poussé le gouvernement à engager un vaste programme de recherche.

Et en France ?

Chez nous, les transformations des rythmes de nos vies et de nos villes et la prise de conscience sont plus récentes. La nuit de nos métropoles est peu à peu colonisée par les activités du jour. L’économie grignote la nuit comme les autres temps de pause : sieste, repas, vacances… Résultat : près de 20 % des actifs travaillent parfois en nocturne. 80% des Français sortent la nuit contre moins de 60% il y a 30 ans, proportion qui augmente avec la taille des communes et le niveau d’études mais décroît avec l’âge. Fin du couvre-feu médiatique, éclairage, excitants, moindre pénibilité du travail font que nous dormons moins et nous couchons plus tard que nos parents. Même la législation sur le travail de nuit ou les perquisitions évolue et la nuit se banalise. Confrontés à ces évolutions, chercheurs, techniciens et élus qui ne peuvent plus faire l’économie de la nuit, commencent à s’y intéresser à travers la lumière, l’insécurité ou le tourisme urbain.

Allons-nous pour autant vers des villes 24 h/ 24 ? Quelle est la part entre le slogan et le concept ?

Nos métropoles ne fonctionnent pas encore 24h/24 mais le cœur de la nuit, où les activités sont au ralenti, ne représente plus qu’une tranche de 3 heures entre 1h30 et 4h30 du matin. L’animation nocturne fait désormais partie des stratégies de marketing territorial pour attirer entreprises, touristes, cadres ou étudiants et devient parfois un élément central des politiques de redynamisation urbaine comme en Angleterre. Ailleurs, Macao vante son aéroport ouvert en continu, Hong Kong ses services publics accessibles en ligne, Rome son numéro d’appel citoyen et Paris ses lumières. De Las Vegas à Ibiza des territoires entiers se spécialisent dans la vie festive nocturne et le 24/7 mais aucun n’ose encore afficher la maxime d’un célèbre club de vacances : « si tu dors, t’es mort ». Intéressées par les retombées d’une économie de la nuit aux contours encore assez flous -plus de 2 milliards d’Euros- mais inquiets des problèmes de nuisances et de santé publique, les collectivités engagent le dialogue avec les professionnels de la nuit, un monde en mutation qui s’organise peu à peu comme l’a montré le premier « salon des nuits parisiennes » en janvier 2005.

Les entreprises tentent d’optimiser leur appareil productif en fonctionnant en non-stop, pendant les vacances, le dimanche ou la nuit. La nuit est devenue un marché pour les sociétés commerciales et de services qui s’affichent en 24/7. Les distributeurs et magasins automatiques qui ont envahi nos villes font 60 % de leur chiffre d’affaire après 22h00. C’est aussi un slogan pour les centres d’appel qui font pourtant l’essentiel de leur activité en journée. Partout en Europe, la législation sur les horaires d’ouverture des commerces en soirée se décentralise et s’assouplit. En Pologne, des grandes surfaces sont désormais ouvertes 24 h/24. En Allemagne, depuis 2003, les points de vente situés dans les grandes gares ferroviaires peuvent rester ouverts. En Angleterre, seuls les horaires d’ouverture des supermarchés sont encadrés. En Belgique, une loi a donné un cadre légal aux célèbres « Night Shop ». Au Danemark, les commerçants sont désormais libres de choisir leurs horaires en semaine. En Espagne, on s’achemine vers la liberté totale. En Italie, depuis 1998, chaque commune décide des horaires comme au Portugal où l’ouverture est possible jusqu’à minuit.

C’est à cette heure que l’on choisit désormais de démarrer les soldes ou de lancer en librairie les nouvelles aventures d’Harry Potter. Toutes les foires et salons ont désormais leurs « nocturnes ». Dans les campagnes aux églises illuminées, les marchés, marches et pêches de nuit font recette. Dans les gymnases et salles de fêtes, les « nuits du Volley » succèdent aux « nuits des infirmières ». A la montagne, on skie aussi la nuit et en ville, les promenades nocturnes en roller rassemblent des milliers d’adeptes. Aux nuits de Noël, du Ramadan ou du Nouvel An les publicitaires ont tenté de greffer les nuits orange d’Halloween. Entre découverte artistique et nouveau tourisme urbain, le calendrier nocturne s’épaissit : « Nuit des arts » d’Helsinki, « Longue Nuit des musées » de Munich, « Nuits blanches » de Saint Petersbourg, Paris, Rome, Bruxelles, Montréal ou Naples et future « Nuit européenne de la science » à Berlin et ailleurs. De la « nuit des étoiles » à la « nuit de la chouette » en passant par la « nuit des publivores » ou « des Molières », l’offre nocturne urbaine et cathodique s’élargit.

Cette colonisation de la nuit ne s’effectue pas sans résistances. Les conflits se multiplient entre les habitants de « la ville qui dort » et ceux « de la ville qui s’amuse » ou « qui travaille ». Les premiers à s’en inquiéter ont sans douté été les astronomes. Face à l’orgie lumineuse, ils se battent pour sauver les nuits noires, classer la voûte étoilée au patrimoine de l’Unesco et nous redonner la possibilité de profiter du spectacle gratuit des étoiles. Les naturalistes craignent les effets sur la faune. Les médecins s’inquiètent des conséquences du travail de nuit sur la santé : obésité, accidents cardiaques, mortalité. C’est la nuit qu’ont eu lieu les accidents de Tchernobyl, Three Miles Island ou Bhopal. Souvenons nous des problèmes récurrents entre les patrons d’établissements de nuit et les riverains dans nos centre-ville, des débats sur la prostitution, des conflits les horaires d’ouverture ou sur la consommation d’alcool en Finlande, Italie, Grande-Bretagne ou « rue de la soif » à Rennes, des tensions entre la compagnie de transport express DHL et les riverains des aéroports soucieux de leur sommeil, des revendications des convoyeurs de fonds, du personnel des urgences ou des trains de nuit… Autant de conflits qui montrent les avancées et les reculs du front pionnier.

Quelle solution préconisez-vous ?

La première chose à faire est de mettre en place les conditions d’un vrai débat public sur la ville 24h/24 afin de retrouver des marges de manoeuvre collectives. Violences urbaines, pannes d’électricité géantes, mort de sans abris, accidents de la route, sons et lumières, soldes, nuits blanches ou nocturnes commerciales : inquiétante ou festive, la nuit s’invite dans notre actualité diurne et pourtant, nous n’avons pas encore pris la mesure des conséquences possibles sur notre qualité de vie. Pire, le temps en continu des réseaux et de l’économie structure déjà largement le rythme de nos vies et de nos villes et nous ne l’avons pas décidé. Bien des facteurs qui poussent dans le sens d’une ville 24h/24 sont d’ordre sociétal et les décisions dépassent les seules compétences des collectivités territoriales et l’échelle locale où s’activent quelques « bureaux » ou « maisons du temps ». C’est un enjeu de gouvernance bien plus large.

La seconde proposition est de réfléchir au « droit à la ville » de jour comme de nuit qui passe par le droit à la mobilité. Puisque les députés ont autorisé le travail de nuit, nous avons le devoir de repenser les horaires de transports et des services (crèches…) au moins en soirée et le matin sous peine d’accroître encore les inégalités, l’insécurité et les difficultés de vie quotidienne des plus fragiles.

La dernière proposition est de travailler autour de la notion « d’égalité urbaine ». L'espace collectif et l’offre urbaine se réduisent avec la fermeture des lieux publics, commerces, gares, lieux de culte ou parcs. Plus on avance dans la nuit, plus les différences centre périphérie deviennent criantes tant en matière d’éclairage que de services. La nuit n’est pas l’espace de liberté rêvé par les artistes : le système est amputé, l’offre réduite et concentrée, les coûts élevés, la mixité illusoire et la citoyenneté limitée.

Comment concrètement pourrait-on rendre la ville nocturne plus équitable ?

Les besoins et pistes ne manquent pas, notamment dans les transports : extension des horaires, nouvelles lignes, transport à la demande pour les salariés ou les fêtards. Dans certaines villes comme Zurich, le développement du réseau nocturne s’est accompagné d’une explosion du nombre d'établissements de nuit. Lyon va tester des lignes de bus de nuit et à Paris le « dernier métro » pourrait n’être bientôt plus qu’un souvenir. Dans l’Aire urbaine Belfort-Montbéliard-Héricourt-Delle des opérations de transport à la demande et de covoiturage ont été montées avec succès pour et avec les jeunes. Mais les initiatives ne doivent pas se limiter aux transports. Face à la désynchronisation des rythmes sociaux, la soirée et la nuit sont des temps collectifs essentiels où on doit pouvoir « faire société ». Il faut améliorer l’urbanité et l’hospitalité. Peut-on parler de ville dans une commune où il n’est plus possible de se restaurer après 22h30 ? Où peut-on encore s’asseoir, boire ou uriner gratuitement dans la ville, de jour comme de nuit ?

En quoi consistent-elles ?

En termes de conciliation ou de sensibilisation, les « Chartes de nuit » entre établissements, collectivités et usagers comme celle de Lille, ou l’expérience du « Maire de nuit » à Amsterdam, sont positives. Pour la tranquillité publique, on peut réhabiliter le « veilleur de nuit » avec sa cape et sa lanterne comme à Türckheim, s’intéresser aux « correspondants de nuit » de Strasbourg ou aux « City Guardians » de Westminster, copier les « marches nocturnes participatives » des femmes canadiennes pour sécuriser les parcours ou suivre quelques tentatives réussies de mise en lumière d’espaces publics ou de quartiers périphériques. Au lieu du couvre-feu, il faut proposer aux jeunes désoeuvrés des loisirs nocturnes adaptés et des équipements ouverts plus tard en soirée (gymnases, centres sociaux…) comme dans les villes des Asturies en Espagne où la délinquance a nettement diminué. On ne doit pas oublier la souffrance et l’isolement dans la nuit, plus dure que le jour, en intensifiant la solidarité et l’écoute des plus démunis à l’exemple du travail des équipes du SAMU social ou de l’accueil d’un lieu comme la Moquette à Paris.

Y a-t-il une ville 24 heures sur 24 idéale ?

La ville 24h/24 n’est pas un idéal et il n’y a pas de ville 24h/24 idéale. C’est une évolution possible de nos environnements urbains artificialisés qui échappent de plus en plus aux rythmes de Dame nature. D’autre part, il n’y a pas une ville universelle, mais des villes avec leurs « couleurs temporelles » propres qui dépendent de la latitude, du climat, de la culture ou de la législation. Si la tendance générale est à l’extension du domaine du jour, on ne vit cependant pas la nuit de la même façon à Malmö qu’à Barcelone où la Movida commence vers minuit et demi et la déambulation nocturne se poursuit jusqu’au matin. Penser la ville 24 h / 24 n'implique pas de soumettre l'ensemble de la cité à une activité perpétuelle. L'effort peut se porter sur des « oasis de temps continu » offrant de loin en loin des grappes de services publics et privés (commerces, cabinets médicaux, crèches…) assurant le droit à la ville et installées sur des lieux de flux accessibles sans gêner la ville qui dort.

En quoi concrètement peuvent consister ces oasis ?

Les lieux de transit, gares, aéroports ou stations services où les nomades s’arrêtent ou se restaurent, sont des sites possibles pour ces oasis permettant de satisfaire les besoins des personnes incitées ou contraintes de fréquenter la ville la nuit et assurant les services de la « ville de garde » pour les autres. Il s’agit de concevoir une ville accessible et hospitalière où celles et ceux qui sortent la nuit - pour leur travail ou leurs loisirs - puissent le faire dans de bonnes conditions sans troubler le repos des autres. Au-delà de la seule question de la nuit, le temps est l'un des rares enjeux de politique publique dont la responsabilité soit transversale, un des seuls thèmes qui permette d’engager le débat avec l’ensemble des acteurs publics et privés. C’est une chance. La nuit invite aussi au rêve et à la poésie et excite la créativité. Profitons-en ! Ne nous cachons pas derrière de grands principes mais ouvrons les yeux. Sans débat public et conciliation, nous risquons de subir de nouvelles tensions, de renforcer encore les inégalités entre les privilégiés pouvant jouir de la vie nocturne et les autres obligés de travailler la nuit pour assurer le fonctionnement de la ville en continu. La nuit nous apprend beaucoup sur le jour et sur nos futurs possibles. Elle nous donne également l’occasion de travailler d’une approche sensible autour des notions de qualité de vie et de développement durable. La ville 24h/24 n’est pas un modèle idéal, ni même souhaitable. La nuit n’est pas une marchandise et l’alternance originelle est essentielle. La ville, comme l’être humain a besoin de lieux et de moments de pause. Réfléchir au fonctionnement de la ville des 24 heures ne signifie pas valider la figure de la ville ouverte 24h24 et 7j/7. Même Dieu s’est reposé le 7ème jour…

Le jeu en vaut-il la chandelle ? C’est en ces termes empruntés au sociologue et ami Jean-Claude Vidal que nous devons nous interroger. La ville 24h/24 ? Si on veut.

Sous l'empire du nycthémère : aménager la nuit urbaine

Par Luc GWIAZDZINSKI

Publié par Le Monde, 6 octobre 2002

« C'est la nuit qu'il est bon de croire en la lumière. »

Edmond Rostand

Paris et Bruxelles organisent leurs premières Nuits blanches, invitant les citadins à la découverte de "l'autre côté de la ville". En écho à celles de Saint-Pétersbourg, à la Nuit des arts d'Helsinki, à la Nuit des musées de Munich, Berlin, Lausanne ou Anvers, à la Fête des lumières de Lyon ou Turin, les quartiers sont livrés à l'imagination des artistes. Ailleurs, les sons et lumières donnent des couleurs à nos nuits. Randonnées nocturnes, marchés de nuit et "nuits des étoiles" ou "de la chouette" animent nos campagnes alors que dans les salles et sur les chaînes, les nuits du cinéma fantastique, de l'électronique ou des "publivores" nous tiennent éveillés.

Petit à petit, les activités humaines colonisent la nuit qui cristallise les besoins et les tensions d'une société en pleine mutation. Chacun veut tout, partout et à toute heure... du jour et de la nuit. Mais à quel prix ? Il y a peu, la nuit urbaine, symbolisée par le couvre-feu, était encore le temps de l'obscurité, du sommeil et du repos social. Elle inspirait les poètes en quête de liberté, servait de refuge aux malfaiteurs et inquiétait le pouvoir qui cherchait à la contrôler. N'en déplaise aux noctambules jaloux de leurs prérogatives, la conquête de la nuit a commencé. Au-delà des rêves, des peurs et des fantasmes, il y a désormais une vie après le jour. S'émancipant des contraintes naturelles, nos métropoles s'animent sous l'influence de modes de vie de plus en plus désynchronisés, de la réduction du temps de travail et des nouvelles technologies d'éclairage et de communication.

La lumière a progressivement pris possession de l'espace urbain, gommant en partie l'obscurité menaçante de nos nuits et permettant la poursuite d'activités diurnes. Le couvrefeu médiatique est terminé : radios et télévisions fonctionnent 24 heures sur 24 et Internet permet de surfer avec des régions où il fait jour. Le "peuple de la nuit" prospère. Les entreprises industrielles fonctionnent en continu pour rentabiliser leurs équipements et, dans la plupart des secteurs, le travail de nuit se banalise. Les sociétés de services se mettent au 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Chacun peut contracter une assurance ou commander un billet d'avion en pleine nuit. Partout, la tendance est à une augmentation de la périodicité, de l'amplitude et de la fréquence des transports. Comme New York, où le métro fonctionne en continu, Londres, Berlin, Katowice, Genève ou Francfort ont leur réseau de nuit. Après le succès des Noctambus, la RATP envisagerait l'ouverture nocturne de certaines rames alors que la SNCF développe les TGV de nuit. De nombreuses activités et commerces décalent leurs horaires en soirée et les nocturnes connaissent une grande affluence. Aux Etats-Unis, supermarchés, magasins d'habillements, salles de gymnastique, librairies, crèches... et même tribunaux fonctionnent souvent jour et nuit.

En France, le secteur des loisirs nocturnes, en expansion, pèse déjà près de 2 milliards d'euros. Dans les kiosques, signe des temps, un Routard consacré à "Paris la Nuit" s'est glissé entre les guides qui se battent pour organiser nos soirées. Distributeurs et magasins automatiques s'implantent dans nos villes, autorisant une consommation permanente sans surcoût. Entre Before et After, les soirées festives démarrent de plus en plus tard. Même nos rythmes biologiques sont bouleversés : animaux diurnes, nous dormons une heure de moins que nos grands-parents et nous nous endormons deux heures plus tard...

Les pressions s'accentuent sur la nuit qui cristallise des enjeux économiques, politiques et sociaux fondamentaux. Dans l'ombre, les maîtres du monde s'activent à supprimer la nuit. Le temps en continu de l'économie et des réseaux s'oppose au rythme circadien de nos corps et de nos villes. Le temps mondial se heurte au temps local. Les conflits se multiplient entre individus, groupes et quartiers. La presse se fait régulièrement l'écho des tensions qui s'exacerbent entre "la ville qui dort, la ville qui travaille et la vie qui s'amuse". On s'insurge contre la pollution lumineuse qui a tué la magie de nos nuits, nous privant du spectacle gratuit des étoiles et on se divise sur la loi qui légalise la chasse de nuit. Seul le débat sur le travail de nuit des femmes n'a pas eu le retentissement espéré. Dans les centres-villes, des conflits apparaissent entre des habitants soucieux de leur tranquillité et des consommateurs des lieux de nuit, symboles de l'émergence d'un espace public nocturne. Ailleurs, les résidents s'opposent à la prostitution qui prospère. Dans les quartiers périphériques, les incendies de véhicules ont lieu entre 22 heures et 1 heure du matin au moment où tout encadrement social naturel a disparu. A Strasbourg, on se souvient encore de l'opposition des riverains de l'aéroport à l'implantation d'un transporteur international fonctionnant 24 heures sur 24. Des conflits sociaux éclatent : grèves de nuit des médecins pour préserver la plage horaire de majoration de nuit, grèves des urgences, manifestation des étudiants en médecine pour une meilleure rémunération des gardes de nuit ou grèves dans les centres de tri postaux contre la réorganisation des horaires de nuit. Pour des questions de sécurité, les convoyeurs de fonds ont réclamé la suppression du travail de nuit et la SNCF a décidé de limiter certains arrêts de nuit. Face aux pressions, les autorités tentent de conserver le contrôle : réglementation des raves, couvre-feux pour adolescents, arrêtés municipaux interdisant la circulation des cyclomoteurs... La société redéfinit en profondeur ses nycthémères (espaces de temps comprenant un jour et une nuit) et la ville et s'en ressent. Face à ces évolutions, la nuit urbaine ne doit plus être perçue comme un repoussoir, un territoire livré aux représentations et aux fantasmes, mais comme un espace de projets, une dernière frontière.

Il est temps d'anticiper le développement prévisible des activités nocturnes pour réfléchir à un aménagement global de la ville 24 heures sur 24. Chercheurs, pouvoirs publics et citoyens doivent investir cet espace-temps afin d'anticiper les conflits entre individus, groupes ou quartiers et imaginer ensemble les contours d'une nouvelle urbanité. Peuplons et animons la nuit face aux crispations et aux tentations sécuritaires. Au-delà du simple aspect festif, les Nuits blanches de Paris et de Bruxelles sont l'occasion d'ouvrir un grand débat sur la ville la nuit. Souhaitons-nous conserver nos rythmes traditionnels ou basculer dans une société en continu, une ville à la carte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, synonyme de confort pour les uns et d'enfer pour les autres ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? En occultant ces questions ou en renvoyant ces arbitrages à la sphère privée nous laissons l'économie dicter seule ses lois et prenons le risque de voir un ensemble de décisions isolées générer de nouveaux conflits et de nouvelles inégalités.