Par Bernard Aghina, Julien Gannard, Luc Gwiazdzinski
Publié par La Croix, le 5 septembre 2001Le couvre-feu imposé par des municipalités à des jeunes de quartiers « sensibles » révèle une volonté de mise à l'écart d'une partie des citoyens.
En 1997, lorsque le Conseil d'Etat a recalé les municipalités instaurant le couvre-feu pour mineurs, car cela était « de nature à compromettre l'exercice des libertés publiques ou individuelles », on pensait ce type de mesure relégué aux oubliettes. Mais, considérant qu'il ne s'appliquait qu'à des quartiers pointés comme « sensibles » par le contrat local de sécurité, le Conseil d'Etat a cette fois légitimé un arrêté du maire d'Orléans interdisant aux mineurs de moins de 13 ans non accompagnés de circuler entre 23 heures et 6 heures du matin.
Après Orléans, Cannes, Colombes, Nice, Aulnay-sous-Bois... la contagion opportuniste guette et les mesures gadgets sont à la mode. Les élus d'opposition se sont engouffrés dans la brèche, le RPR inscrivant le couvre-feu à son programme de 2002. A lire les réactions de deux ministres, Marie-Noëlle Lienemann et Ségolène Royal, la « gauche » semble prête à s'aligner.
Certes, certains élus cherchent sincèrement des solutions à des problèmes de délinquance difficiles à résoudre. Mais ceux qui prennent ces décisions doivent être responsables et s'interroger sur leurs conséquences, leur efficacité à terme et sur leur impact pour le pacte républicain.
Au-delà de la rhétorique guerrière, on est en droit de s'interroger. Cherche-t-on à protéger les enfants ou à se protéger des enfants ? S'il s'agit de protéger les jeunes, pourquoi se limiter à 13 ans ? A-t-on besoin d'une telle mesure pour encadrer les mineurs ? S'il s'agit des habitants, faut-il les protéger de leurs propres enfants ? Quand les parents de ces cités-dortoirs travaillent tard, voire toute la nuit, quand les centres socioculturels et les structures d'accueil sont fermés en soirée ou quand les conditions de vie dans des appartements exigus sont délicates, faut-il s'en prendre aux jeunes ou accuser une nouvelle fois les familles ?
La mise en place de 20 correspondants de nuit semblait pourtant une approche plus constructive, d'autant que l'arrêté comporte quatre limites que rien ne justifie. On peut sourire en imaginant les jeunes en limite d'âge d'abord : dès 14 ans, bonjour la nuit ; en limite d'heures ensuite, avant 23 heures, tout étant permis et après 6 heures tout le redevenant ; en limite de saison aussi, organisant une bien belle fête à Orléans le 16 septembre ; en limite de zone enfin, faisant la nique aux policiers à quelques mètres de la zone sensible ou au retour du centre-ville où, comme chacun sait, ils ne risquent et ne peuvent rien.
En attendant, aucune force de police ne pourra empêcher les jeunes mineurs de circuler avec leurs grands frères. Le mimétisme des aînés sur ces jeunes « protégés » n'en sera que plus fort et une certaine culture de la transgression pourra se développer.
En quelques années, nous sommes passés d'un discours sur la discrimination positive _ concrétisé par des politiques de soutien aux quartiers dits sensibles _ à une politique de discrimination pure envers ces mêmes quartiers. C'est là où on a incité les entreprises à s'installer que l'on interdit aux jeunes de sortir. C'est dans les zones dénoncées comme « de non-droit » que l'on retire à une classe d'âge un droit fondamental : celui de circuler.
Une fois de plus, on désigne et sépare des quartiers, des générations et des populations, en jouant avec la peur sans apporter de réponse de fond. L'autre côté de la ville a décidé de vivre entre soi, laissant les quartiers sensibles et leurs habitants s'enfermer dans leurs difficultés. Poussé à l'extrême, ce phénomène de séparation conduit aujourd'hui huit millions d'Américains à vivre dans des « communautés clôturées » et surveillées, n'en sortant le jour que pour rejoindre leur emploi en ville. Entre ségrégation et développement séparé, avec ces arrêtés et les zones d'exception qui se multiplient, la ville se mue en un gigantesque jeu de marelle où chacun sautille, au gré des incitations ou des interdictions, d'une case à l'autre selon qu'il est parent d'élève, chef d'entreprise, clochard, étranger ou « mineur de moins de 13 ans accompagné d'une personne majeure ». C'est l'image médiévale et inégalitaire de la société et de la ville qui s'impose avec ses intérêts particuliers exacerbés, ses quartiers recroquevillés et ses couvre-feux. A quand des horaires d'ouverture et de fermeture du ghetto ?
Changeons de paradigme. Peuplons la nuit urbaine et développons des activités en soirée afin de permettre un encadrement social naturel de la cité. Si, au lieu d'interdire aux enfants de sortir, on obligeait les parents à sortir ! Incitons-les à éteindre la télévision et à se retrouver à nouveau dans les rues. Préférons la convivialité !
Cessons de bafouer les principes républicains de liberté, d'égalité et de fraternité en apportant au coup par coup, avec cynisme et démagogie, des pseudo-réponses techniques qui fragilisent les fondements de notre société. Non au nouveau Moyen Age ! Oui à la République partout, pour tous et à toute heure.
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