par Luc GWIAZDZINSKI,
Edité par Le Monde, 4 janvier 2001
Une fois de plus, Strasbourg se réveille avec la gueule de bois, étourdie par le décompte médiatique des voitures incendiées dans la nuit de Nouvel An. Pêle-mêle au banc des accusés: l'Etat, les politiques, les
parents, les jeunes, les médias...Avant de sombrer une nouvelle fois dans les réponses convenues de la dictature de l'urgence, le discours sécuritaire ou les effets d'annonce sans lendemain, il est indispensable
de prendre du recul pour s'inscrire dans une réflexion à long terme sur la ville. La ville est devenue un territoire complexe qui doit nous obliger à abandonner une dialectique centre-périphérie, dominant-dominé, pour une approche polycentrique. Cessons de parler des quartiers comme de lointains territoires, là-bas, quelque part. En évoquant la police, par exemple, on dit souvent qu'« elle n'y va plus », comme s'il s'agissait de zones extraterritoriales. Ces quartiers font partie de la ville et leurs habitants sont membres de la cité. C'est à nos institutions d'évoluer en s'appuyant sur le principe d'égalité urbaine. Au-delà de la « démocratie participative », il faut accorder le droit de vote aux étrangers aux élections locales et permettre à chaque quartier ou arrondissement d'élire son maire. C'est sur les marges de nos agglomérations que s'exercent les pressions. C'est là également que se réinvente la ville de demain.
Les banlieues crient au secours et depuis des années nous leur répondons par des mesures gadgets en multipliant les « confettis », ces zones d'exception mal dimensionnées dont les derniers avatars sont les zones tranches. Leurs habitants réclament la mobilité sociale et spatiale et nous les condamnons à des réponses en termes de proximité, comme pour mieux les enfermer. Strasbourg avait obtenu le classement d'un de ces quartiers en zone tranche destinée à encourager le développement économique : 23 hectares de logements sociaux, cimetière compris. Quelle que soit la mobilisation des acteurs locaux, le développement sera toujours limité. Les millions de francs récemment médiatisés pour le grand projet de ville (GPV) ne suffiront pas plus, surtout si les habitants ne sont pas associés. En multipliant les processus dérogatoires, qui pointent les secteurs difficiles, on participe galement à leur marginalisation, dressant des murs infranchissables entre « ceux du dedans» et « ceux du dehors ». Qui peut rêver de s'installer dans une ZEP ou une zone tranche? La stratégie de ceux qui ont le choix consiste à contourner la carte scolaire. A travers ce processus, c'est l'encadrement naturel du quartier et sa mixité qui sont remis en question. Pour les gens qui y habitent déjà, l'adresse .est devenue un handicap supplémentaire dans la recherche d'un emploi. C'est à l'échelle de secteurs plus vastes que doivent s'élaborer des programmes de développement. On ne peut sortir le quartier du quartier qu'en réinventant la ville. En matière de lutte contre la délinquance nos élus regardent vers les Etats-Unis où de nombreuses villes ont radicalisé leur politique de répression à travers le principe de la « tolérance zéro» : renforcement des effectifs policiers, pénalisation des délits mais aussi développement des polices privées et prisons surchargées. A New York, les moyens mis en oeuvre sont importants et l'évolution a été spectaculaire, au moins à Manhattan. Il est cependant abusif d'attribuer cette amélioration à la seule politique répressive. Le redécollage économique a eu un impact évident. N'oublions pas que la délinquance, le taux de criminalité et le nombre d'homicides restent bien plus élevés qu'en France. Nous pouvons dépasser cette approche essentiellement répressive pour nous intéresser aux stratégies élaborées chez nos amis anglais. Là-bas, des partenariats régionaux, les safety communities, associent les organes publics, bénévoles ou privés, les autorités éducatives et les citoyens qui travaillent en étroite collaboration avec les autorités locales et la police pour combattre la criminalité et favoriser la création d'un cadre de vie plus sûr. La mobilisation sur une base locale de l'ensemble de la société civile autour d'un projet visant à la reconquête de la qualité de vie s'appuie notamment sur un travail d'information des citoyens en amont
et un suivi des victimes qui n'ont pas d'équivalent en France. Outre-Manche, les policiers non armés sont présents dans les quartiers vingt-quatre heures sur vingt-quatre et travaillent en 3x8. Ils disposent d'informations statistiques précises quasiment en continu sur la délinquance, la localisation et l'heure des délits, qui permettent de modifier rapidement leur stratégie. Les excellents rapports que ces policiers entretiennent avec la population sont encore difficilement imaginables chez nous. Leur valorisation dépend avant tout du degré de satisfaction des citoyens. La confiance et l'efficacité sont à ce prix. Partout les seules réponses en termes de multiplication des effectifs policiers, de caméras de surveillance ou même de couvre-feu sélectif ont montré leurs limites. La délinquance et la peur se développent dans les endroits et les moments où la ville est amputée d'une partie de ses activités. Il faut mettre en place les conditions d'un encadrement social naturel partout et en permanence. A Strasbourg comme ailleurs, nous devons inventer un nouveau projet de ville privilégiant la présence humaine dans tous les quartiers notamment en soirée, au moment où les tensions sont les plus fortes: encourager l'ouverture des commerces en soirée ; maintenir ouverts plus tardivement certains services publics, installer partout des bureaux de police (municipale et nationale) ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre; développer les activités de soirée dans les centres sportifs et socioculturels ; mettre en place un réseau de bus de nuit qui contribue à cette sécurisation et enfin, étendre l'expérience des « correspondants de nuit» à toute la ville.
Avec l'Etat, les collectivités sont concernées par cette mobilisation en faveur de la sûreté et pour la reconquête de la qualité de la vie partout et pour tous. Pourtant, l'action collective ne peut aboutir sans engagement citoyen. C'est à chacun d'entre nous de réagir face à la montée de l'indifférence et de la violence. Sans cette prise de conscience individuelle, les tensions entre individus et quartier seront exacerbées et sur l'échelle des violences urbaines tous les niveaux seront franchis. On ne peut accepter la mise en place dans nos cités d'une « société de développement séparé» avec des habitants et des quartiers se tournant définitivement le dos. Nous devons faire le choix de la solidarité et de la cohésion urbaine contre la relégation et le désir de « sécession ». On ne peut laisser se dégrader la situation et faire reposer nos seuls espoirs sur les professionnels de la médiation, promus en quelques années au rang de force de dialogue et d'interposition, casques bleus du nouvel archipel urbain. Le plein exercice de la citoyenneté est un bon rempart face à la violence, le seul peut-être.
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