Par Luc Gwiazdzinski
Publié dans La Croix, Edition du 9 janvier 2002La ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s'amuse ne font pas bon ménage, et chacun devient schizophrène. Luc Gwiazdzinski, géographe, Professeur associé à l'université Louis-Pasteur de Strasbourg.
Les horaires et les calendriers d'activité des hommes battent le rythme de nos agglomérations, règlent l'occupation de l'espace et dessinent les limites de nos territoires vécus, maîtrisés ou aliénés. Pourtant, cette dimension temporelle a longtemps été négligée par les chercheurs, les édiles et les techniciens. Mais les temps changent.
Nos rythmes de vie évoluent rapidement sous l'effet de l'individualisation des comportements, de la tertiarisation, de la diminution du temps de travail, de la synchronisation des activités à l'échelle planétaire, des nouvelles technologies qui donnent l'illusion d'ubiquité et de l'évolution de la demande des individus qui veulent souvent tout, tout de suite, partout et sans effort. Il n'y a plus de pause dans cette course permanente qui grignote la sieste, les repas ou la nuit. TGV, restauration rapide ou Internet : tout est bon pour aller plus vite. Conséquences : les rythmes de nos agglomérations changent. Les déplacements liés aux loisirs augmentent. L'activité se prolonge plus tard en soirée. Le travail et l'économie de la nuit se développent. Le samedi devient un moment d'hyperactivité. En été, seule la période du 15 juillet au 15 août résiste. Le travail « 5 jours sur 7 » qui synchronisait la vie de la cité et le « 8 heures-midi, 2 heures-6 heures » qui organisait nos vies personnelles et collectives ont vécu.
Unifiés par l'information, les hommes n'ont jamais vécu des temporalités aussi disloquées. Nous vivons parfois dans les mêmes agglomérations, travaillons dans les mêmes entreprises, habitons les mêmes appartements ou faisons partie des mêmes familles et pourtant, nous nous croisons à peine faute d'avoir les mêmes horaires. Les territoires sont de plus en plus inadaptés à ces évolutions. A la concomitance des espaces et des temps succède l'éclatement. La demande se diversifie alors que les administrations, les commerces, les services (bibliothèques, centres socioculturels, crèches...) et les transports fonctionnent encore sur des horaires traditionnels. Confrontés à cette désynchronisation, écartelés entre nos statuts de consommateurs, salariés, parents et citoyens, nos emplois du temps craquent. Dans l'urgence et le stress, nous nous heurtons souvent aux horaires de moins en moins bien adaptés de la vie collective. Les conflits se multiplient entre les individus, groupes, territoires ou quartiers de la ville qui ne vivent plus au même rythme : la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s'amuse ne font pas bon ménage, et chacun devient schizophrène.
Sensibles à ces dysfonctionnements, les Italiens ont été les premiers à travailler sur « le temps des villes » pour une meilleure qualité de vie et une autonomie accrue des femmes. Une loi a donné au maire la compétence en ce domaine et des Ufficio tempi regroupant les acteurs locaux ont été mis en place afin d'améliorer la coordination des horaires et de concilier temps individuels et temps sociaux. Dans certaines villes, des Pactes de mobilité permettent de désynchroniser les horaires des activités professionnelles et d'améliorer la circulation aux heures de pointe. L'Allemagne et les Pays-Bas s'y investissent également. En France, les travaux prospectifs engagés par la Datar et le rapport d'Edmond Hervé sur « Le temps des villes » suscitent enfin l'intérêt. Avec un soutien national, des territoires pilotes comme Poitiers, Saint-Denis, le Territoire de Belfort, le département de la Gironde, Rennes, Paris ou Nancy, mettent actuellement en place des bureaux du temps chargés de travailler à une meilleure maîtrise de nos temps de vie familiale, professionnelle, sociale et citoyenne. Paradoxes : plus la mondialisation économique gagne, plus le local retrouve son sens, plus l'urgence s'impose, plus la maîtrise du temps long devient nécessaire, plus la fragmentation triomphe, plus on recherche la continuité et la permanence.
Au-delà des structures, c'est à chacun d'entre nous d'imposer ce débat dans nos organisations et nos familles. En occultant, on prend le risque de laisser des décisions isolées aboutir à de nouveaux déséquilibres, et à de nouvelles inégalités. Située au croisement de demandes aussi fortes que la qualité de la vie quotidienne, la proximité, la convivialité ou la démocratie participative, l'approche temporelle met naturellement le citoyen au centre du débat et renvoie à l'homme, à son vécu et à ses aspirations. Démarche transversale qui ne sépare plus la ville, l'entreprise et la population, elle permet d'envisager les outils d'une nouvelle gouvernance mêlant élus, populations, syndicats, entreprises, associations dans des processus de négociation en continu.
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