publié dans La Croix, Edition du 8 janvier 2010
Impossible de partir à l'aventure comme ces explorateurs qui, dès le XIIIe siècle, ont bravé le danger et l'inconnu pour baliser la planète. Le monde est borné. Dont acte ! La cartographie systématique de l'étendue terrestre ne signifie pourtant pas que nous avons une connaissance intime de l'ensemble du territoire. Les terroristes réfugiés au fond des grottes, les fugitifs qui errent dans les maquis prouvent que la terre offre encore bien des refuges. On peut zoomer ! En ce début de XXIe siècle, il reste même quelques points du globe inexplorés, non encore foulés par l'homme, forêts impénétrables, sommets lointains, grottes inaccessibles ou profondeurs marines, derniers îlots en sursis dans la mise en réseaux généralisée de la planète. On pense à des hauteurs du Chili, solitudes glacées du pôle Nord ou du pôle Sud, régions isolées de l'Himalaya, montagnes de Guinée ou de Kalimantan, forêts d'Amazonie ou du bassin du Congo, ou à quelques zones isolées du Venezuela. Peaux de chagrin, derniers îlots d'une géographie d'archipel, étrange fractale dont on explore les plis et les replis.
Il resterait bien quelques groupes humains isolés sans contact avec l'extérieur, réfugiés dans les derniers massifs forestiers épargnés d'Amazonie ou de Nouvelle-Guinée. Oubliés de l'histoire dans un repli de l'espace-temps. De loin en loin, on nous annonce encore la découverte d'une de ces tribus inconnues. Impossible rencontre dont chacun espère sans doute tirer profit dans son groupe respectif. Si l'explorateur saura monnayer ses images, quel profit l'autochtone pourra-t-il en tirer ? On a déjà visionné le film des dizaines de fois. Comme si l'histoire avait un sens, une pente. On connaît la suite : l'impossible décalage, l'arrivée des maladies, de l'argent, les nouveaux besoins et les nouvelles dépendances. Mais faut-il pour autant empêcher l'inévitable, préserver l'inaccessible, empêcher nos semblables d'accéder à un autre bien-être ? Claude Lévi-Strauss savait bien que son travail au cœur de l'Amazonie brésilienne à la rencontre de tribus « primitives » pendant les années 1950 serait impossible aujourd'hui, tant la situation avait évolué. Que sont devenus les Bororo, les M'Baya, les Nambikwara et autres Tupi-Kawahib rencontrés et étudiés ? Disparus, décimés par les maladies ? L'avidité des hommes, la recherche des bois précieux, d'or ou de pétrole font davantage de mal que les explorateurs décriés. La forêt remplacée par une fragile prairie pour l'élevage, les excavations et les traînées de mercure mortelles des exploitations aurifères, les routes d'exploration forestières qui pénètrent jusqu'au plus profond des massifs forestiers, les barrages qui fabriquent des autoroutes aquatiques sonnent le glas des environnements dont dépendent directement ces hommes et ces femmes.
Ne faut-il pas tenter d'accompagner sans altérer, tenter le métissage des cultures dans le respect ? Des mots, sans doute. C'est vers la protection de ces milieux que doit s'orienter une politique cohérente. Nous n'empêcherons plus les contacts, tant les derniers secteurs sont désormais pénétrés, géographiquement éclatés et envahis. Préservons les territoires inconnus sans en faire des îlots séparés dans un environnement livré au pillage. Évitons qu'ils ne disparaissent avant même que l'on connaisse leur richesse. Le développement durable dont on se gargarise vaut aussi pour ces populations et ces milieux. La France, qui donne tant de leçons au monde, devrait offrir à l'humanité la forêt guyanaise comme réserve intégrale de la bio sphère. La mondialisation sonne le glas des confins, abolissant les distances et repoussant toujours plus loin les limites. Le monde est clos ou presque. C'est une question d'années, de mois peut-être, mais d'autres voies, d'autres frontières sont ouvertes. Sur terre mais aussi sous l'eau, il reste encore à découvrir les fonds marins, ces abysses d'où l'on remonte désormais des images incroyables de poissons et animaux monstrueux, et que les filets des pêcheurs commencent à racler. Il suffit qu'un calamar géant surgisse de ces fosses marines pour que nos imaginations s'enflamment, retrouvant les gravures des vieux livres de Jules Verne. Alors que quelques projets rallument la flamme des explorations spatiales vers la Lune ou vers Mars, il est possible que l'aventure soit ailleurs. Les terres inconnues sont à proximité, les tribus sont urbaines. Ici et maintenant. Partons à la découverte de ces univers inconnus construits par l'homme lui-même. Nous voulons parler des mégapoles gigantesques hors d'échelle, qui restent à arpenter pour tenter de comprendre leurs habitants et, pourquoi pas, de construire avec eux une nouvelle condition métropolitaine.
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