Publié dans Libération, édition du 23 février 2011
Il est courant de lire que nos concitoyens ne s’intéressent plus à la politique. On voterait moins et on ne lirait plus. Les Français seraient de moins en moins mobilisés par la chose publique, à peine capables d’éphémères pulsions compassionnelles.
Pourtant, loin des discours nostalgiques et d’un cynisme postmoderne, des mouvements sont à l’œuvre. La citoyenneté - capacité de prendre part à la vie de la cité - ne faiblit pas. Ce sont les formes de la cité qui évoluent sous l’effet de la mondialisation et de la métropolisation. La citoyenneté s’adapte aux nouveaux réseaux, territoires, temporalités, mobilités et modes de vie.
On doit prêter attention à ces nouvelles formes de mobilisation qui ne sont pas figées dans la proximité et l’urgence. La République peut évoluer sans se renier en prenant en compte la complexité des comportements et des appartenances. Nous en sommes encore loin. En France, des élites républicaines s’insurgent quand les lycéens manifestent contre une réforme des retraites qui ne les concernera pas avant cinquante ans. En Allemagne, les médias s’étonnent que, parmi la foule des manifestants opposés à la gare souterraine de Stuttgart, se trouvent des personnes âgées qui «ne verront jamais la fin des travaux». Les mêmes aimeraient que l’on parle prospective et développement durable. Ailleurs, on manifeste pour le Tibet, la Chine ou la Tunisie à des milliers de kilomètres des territoires concernés. Partout, de nouvelles articulations s’établissent entre les mobilisations sur Internet et les manifestations dans l’espace public, entre le virtuel et le réel contre lequel les dictatures se cognent désormais, entre Facebook et la place Tahrir.
Nous vivons avec 7 milliards de voisins et de contemporains avec lesquels nous devons désormais faire société. Ces citoyens se mêlent-ils vraiment de ce qui ne les regarde pas? Ne sont-ils pas au contraire, aux bonnes échelles spatiale et temporelle, l’avant-garde d’une nouvelle citoyenneté ? Les bataillons qui manifestent ne sont pas composés de professionnels protégés de la contestation et du nimby (1). Il ne s’agit pas non plus d’une mode citoyenne de défiance. On a vu que les internautes n’étaient pas des utopistes éloignés des réalités. Les lecteurs de Stéphane Hessel ne sont pas de simples nostalgiques des Trente Glorieuses, mais un réservoir d’acteurs indignés déjà mobilisés.
Nous assistons à l’émergence de nouvelles mobilisations qui dépassent nos personnes, nos territoires administratifs de gouvernance et nos intérêts égoïstes. Pourquoi ne seraient-elles pas le socle d’une réflexion sur une «citoyenneté augmentée», c’est-à-dire plurielle, présentielle et multiscalaire ? La République doit prendre en compte ces nouvelles formes de citoyenneté adaptées à nos territoires de vie étalés et fragmentés.
Dans une société des flux et de la mobilité, il paraît illusoire de vouloir faire coïncider l’urbs et la civitas dans une énième tentative de délimitation du «territoire pertinent» et de son mécano institutionnel. Il faut considérer l’instabilité de nos environnements, changer de regard pour penser les nouvelles figures de la citoyenneté augmentée, mobile et éphémère aux échelles de vie des usagers et habitants temporaires de nos territoires.
Doit-on continuer à voter là où l’on dort et non là où l’on vit ? Explorons plutôt l’idée d’une citoyenneté présentielle pour ceux qui passent la majeure partie de leur temps éveillé à des kilomètres de leur lieu de résidence et n’ont aucune capacité de peser sur leur environnement quotidien. Imaginons de vrais maires de quartiers élus au suffrage universel et donc naturellement aux couleurs de la diversité française. Donnons un statut particulier aux touristes, visiteurs exigeants qui ailleurs deviendront nos meilleurs ambassadeurs ou nos pires détracteurs et contribueront à la définition de métropoles plus accessibles et hospitalières. A ses débuts, la République a su faire citoyens les étrangers méritants. Soixante-dix millions de visiteurs annuels et de prescripteurs potentiels méritent un minimum d’égards et de soins. Des millions de travailleurs étrangers bien davantage. Notre pays et chacun de ses territoires peuvent se grandir en expérimentant l’idée d’une nouvelle citoyenneté en résonance avec les pulsations de la ville et du monde, urbi et orbi.
Opposer le mépris à celles et ceux qui savent dépasser les égoïsmes, les frontières et l’urgence du quotidien à travers des mobilisations plurielles, serait une erreur. Ne pas investir ces nouvelles formes de citoyenneté serait une faute. Loin des discours nostalgiques et des tentations de repli, ouvrons les chantiers d’une République et d’une France augmentées qui parlent à nouveau à l’Europe et au monde.
Le rétrécissement des distances et des références doit et peut s’accompagner d’un élargissement de la citoyenneté. Passons de la résistance à l’offensive.
(1) Not In My Back Yard (en anglais, pas dans ma cour). Désigne une position qui consiste à ne pas tolérer de nuisances dans son environnement proche.
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