A quel territoire appartenons-nous ? Une pratique de l'espace discontinue

Par Luc Gwiazdzinski

Publié dans La Croix, Edition du 4 avril 2008

On n'a jamais autant parlé du territoire et notre espace de vie n'a jamais été aussi tiraillé, voire aliéné. L'accroissement de la mobilité a fait sauter les cadres classiques de la quotidienneté et de la citoyenneté. La spécialisation des espaces en zones de logement, d'achats, de loisirs, de formation ou de travail nous oblige à bouger, à nous déplacer de plus en plus loin. La pratique de l'espace est de plus en plus discontinue. Nous zappons les territoires de la « ville à la carte » passant de l'un à l'autre par des tunnels, des « non-lieux » que nous investissons peu affectivement. La cartographie de notre espace vécu ressemble plus à un archipel aux limites floues relié par des réseaux qu'à un bassin de vie idéal ou à un quartier d'une ville. Conséquence parmi d'autres de cette mobilité accrue et de ce nomadisme subi, une majorité de personnes ne votent plus là où elles vivent mais là où elles dorment. Les fameux « bassins de vie » ne sont souvent plus que des « bassins de nuit ».

Nos cartes d'identité évoluent. Il paraît difficile de retrouver un ancrage, une appartenance alors que nous menons aujourd'hui plusieurs vies en plusieurs espaces. Il est devenu difficile de dire d'où l'on est, à quel territoire on appartient. Les limites sont devenues floues. Il n'y a pas de sentiment d'appartenance unique. Entre son quartier, son village et le monde, l'individu fonctionne en appartenances multiples.

Pourtant, de façon confuse, on sent bien que notre sentiment d'appartenance dépend de nombreux critères : le lieu où j'ai été élevé, celui où j'habite, mon histoire et celle de ma famille, là où résident mes proches, mes amis, mon lieu de travail, ma pratique de l'espace, mes habitudes, mes repères, des couleurs, des odeurs, des goûts, des lumières, des paysages, des actes symboliques comme celui de voter, des temps et des lieux collectifs.

Face à l'uniformisation, les territoires se mobilisent pour « faire territoire ». Le sentiment d'appartenance est devenu un outil de mobilisation. La presse des collectivités, les bulletins municipaux en rajoutent dans la surenchère du vivre ensemble. Le contenu des chartes de développement à l'échelle intercommunale s'attache souvent à préserver l'identité. Les noms des structures intercommunales sont le plus souvent empruntés aux entités culturelles, humaines ou agricoles passées. De nombreuses stratégies sont mises en place pour développer le sentiment d'appartenance. On intervient sur le paysage, la signalétique, la sauvegarde du patrimoine ou l'architecture, les parcours de découvertes ou les routes thématiques, la valorisation des produits locaux ou la labellisation de produits du terroir, la restauration de monuments et leur mise en lumière.

Toutefois, l'identité est un domaine sujet à manipulations, qu'il faut aborder avec la plus grande prudence. Certains territoires souffrent parfois d'un décalage entre une image passéiste et la réalité. La surenchère folklorique peut susciter des mécanismes de repli ou de rejet de l'autre. Attention au mythe de l'âge d'or qui nous saisit dès qu'un repère disparaît. Les sidérurgistes qui ont la larme à l'œil en voyant s'effondrer leurs hauts-fourneaux ne doivent pas oublier les conditions de travail d'alors. À quoi sert de protéger artificiellement les vergers qui entourent nos villages si personne n'est capable d'assurer un débouché pour les fruits ? Veillons aussi à ne pas fabriquer un espace trop caricatural, avec trop de cheminements imposés, devenant des obstacles à l'appréhension sensible des réalités du territoire. L'expérience montre, en tout cas, qu'un territoire où l'on se sent bien, qui attire et se développe, est d'abord un territoire organisé où les gens se rencontrent.

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