Vers une ville en 24/7 ?

par Luc Gwiazdzinski

publié dans Le Monde, édition des 9&10 mai 2004


« Si tu dors, t’es mort »
Devise d’un club de vacances


Sous les coups de boutoir de la mondialisation, du marché, de l’entreprise et des consommateurs, les horaires et calendriers de nos vies et de nos villes évoluent rapidement.A quelques semaines d’intervalle, l’annonce du ministre français de l’économie et des finances, Nicolas Sarkozy, sur l’assouplissement des règles d’ouverture des commerces le dimanche semble répondre à la décision allemande d’ouverture plus tardive des commerces le samedi.
D’Helsinki à Madrid en passant par Cracovie, les débats sur les horaires des services se multiplient, à l’exemple de l’Italie, où le gouvernement de Silvio Berlusconi n’a finalement pas réussi à imposer la fermeture des discothèques à 3 heures du matin. Nocturnes commerciales, soldes de nuit, travail de nuit des femmes et ouverture des commerces le dimanche : ces évènements qui peuvent paraître « anodins » témoignent pourtant d’une transformation profonde de nos modes de vie que nous n’avons pas toujours
désirée ni même choisie.
Toute la société est entraînée dans une gigantesque chasse aux « temps morts » qui ne résistent pas longtemps aux pressions de la machine économique et aux besoins sans cesse renouvelés des consommateurs. Après avoir conquis l’espace tout court, faisant reculer les limites de l’espace terrestre habitable, l’homme – qui a horreur du vide – est parti à la conquête des derniers temps libre.
Le front pionnier progresse. Malgré la réduction du temps de travail, tous les moments de ressourcement, contretemps apparemment non rentables, semblent en sursis, traqués, cernés grignotés par l’économie, avant sans doute d’être achevés. La pause de midi, la sieste, le week-end, les grandes vacances sont victimes de cet appétit « chronophage ». La pause de midi est de plus en plus courte. Même la durée des repas d’affaire s’est raccourcie, passant de 2h38 dans les années 1970 à 1h15 aujourd’hui. Près de trois repas par semaine sont désormais pris à l’extérieur et rarement à heures fixes, ce qui empêche que le repas soit un temps de partage privilégié entre parents et enfants. Il y a longtemps déjà que la sieste a été assassinée. Le week-end, autrefois période creuse, devient un moment d’activité intense, en particulier le samedi après-midi. Les Français sont de plus en plus nombreux à travailler le dimanche, au moins occasionnellement. Les vacances sont fractionnées. En été, seule la période du 15 juillet au 15 août résiste encore à l’emballement. De tous les phénomènes de « grignotage des temps morts », la conquête de la nuit est sans doute la plus spectaculaire. Jadis temps des ténèbres symbolisé par le couvre-feu, l’arrêt de toute activité et la fermeture des portes de la cité, la nuit est aujourd’hui très convoitées. Progressivement, les activités humaines s’y déploient au-delà des fonctions traditionnelles de sécurité, de santé, d’approvisionnement ou de propreté de « la ville de garde ».
Peu à peu, la nuit se « diurnise », phase ultime de l’artificialisation de la ville et accomplissement du rêve de l’homme : échapper aux rythmes de Dame nature. Le « 8 heures-midi, 14 heures-18 heures » qui organisait la vie personnelle et collective a vécu. Nous vivons parfois dans les mêmes agglomérations, nous travaillons peut-être dans les mêmes entreprises, nous habitons les mêmes appartements et faisons quelquefois partie des mêmes familles et pourtant nous nous croisons à peine, faute d’avoir les mêmes horaires. Unifiés par l’information, nous n’avons jamais vécu des temporalités aussi disloquées. Confrontés à cette désynchronisation, nos emplois du temps craquent et nous sommes sous tension, zappant en permanence d’un quartier de la ville éclatée à un autre, arbitrant en permanence entre nos statuts de consommateurs, de parents et de salariés. Chacun jongle avec ces nouveaux temps et se heurte aux horaires traditionnels inadaptés de la vie collective, des administrations, des services publics et des transports.
Monsieur le ministre, si demain le travail du dimanche se développait, mettrait-on à disposition des employés et des clients des transports publics leur permettant de rejoindre des zones commerciales, souvent éloignées ? Cette organisation temporelle éclatée de « la ville à la carte » qui succède au « temps de « l’église » et au « temps de l’usine », offre des opportunités à quelques-uns mais engendre de
nouvelles inégalités entre individus, populations, organisations et territoires. Le temps sécateur crée de nouvelles inégalités en fonction de l’âge, du sexe, des conditions sociales et de localisation géographique notamment. Les femmes, souvent contraintes par la double journée, sont particulièrement touchées. Si certains semblent dopés par cette suractivité, d’autres craquent, victimes du surmenage. D’autres, enfin, dépassés ou par choix, décident de marquer une pause et d’inventer autre chose. Le développement des activités lentes comme la marche, le succès des brocantes, où chacun se cherche des racines et redécouvre le temps long ou la multiplication d’événements festifs, nouveaux temps collectifs qui permettent de se retrouver dans un calendrier bouleversé, témoignent de ces tentatives d’adaptation. Face à ces mutations, décalages et logiques contradictoires, la ville est devenue un champ de bataille, de recherche et d’expérimentations central qui nécessite la mise en place de démarches collectives dépassant les chapelles institutionnelles ou les barrières professionnelles, administratives ou géographiques. C’est le sens des politiques temporelles nées en Italie dans les années 1990 pour répondre localement à ces enjeux d’égalité, de cohésion sociale et de qualité de vie et qui ont essaimé en Allemagne, au Pays-Bas, en Espagne et en France. A partir d’une réflexion sur le temps de travail, l’inégale répartition des tâches, l’harmonisation des horaires et un meilleur fonctionnement des services publics et des transports, des « bureaux du temps » ont développé une expertise et des expérimentations
(horaires des services, transports nocturnes, crèches…). L’approche irrigue peu à peu les politiques publiques. Il est cependant nécessaire de dépasser l’échelle locale pour engager un large débat. Face à ces mutations, chacun devient schizophrène : le consommateur souhaite profiter d’une ville ouverte en continu (24h/24 et 7j/7) alors que le salarié aimerait éviter de travailler en horaires atypiques, le dimanche ou la nuit.
Il devient urgent de réfléchir ensemble à ces questions pour dépasser ces contradictions. On ne peut en permanence repousser ce débat sur la ville et la vie en 24/7 – selon l’expression américaine – et continuer à aborder la question des calendriers et des horaires de nos vies et de nos villes de façon individuelle, locale ou segmentée. En l’occultant, nous prenons le risque de voir des décisions isolées aboutir à de nouveaux déséquilibres et à de nouvelles inégalités. Seul un débat public national et européen éclairé par les experts permettrait de retrouver la maîtrise et le sens de nos temps de vie, d’échapper à la dictature de l’urgence, de lutter contre les nouvelles inégalités sans faire peser l’arbitrage sur les plus faibles. On ne peut se laisse dessaisir de cette question par les seuls protagonistes habituels : entreprises d’un côté, syndicats et églises de l’autre, improbable coalition plaidant pour le week-end libre. Passons du dialogue social au dialogue sociétal ! C’est à nous, citoyens, communautés, associations, entreprises ou collectivités, de clarifier les enjeux, de réfléchir et de décider ensemble si nous voulons ou non d’une société en continu 24h/24 et 7j/7.
Le jeu en vaut-il la chandelle ?
L’approche globale des temps de la vie et de la ville est essentielle car elle renvoie à l’homme, à son vécu et à ses aspirations. En réponse au temps continu de l’économie et des réseaux et à la dictature de l’urgence, elle permet de remettre l’individu au centre du débat et d’imaginer une nouvelle formulation du débat politique qui fasse écho aux demandes actuelles de qualité de la vie quotidienne, de proximité, de convivialité et de démocratie participative. L’occasion est belle de reconquérir des marges de manoeuvre et de reprendre en main notre futur autour de choix tels que la qualité de la vie et le développement durable.
Je suis persuadé que c’est en posant la question du temps dans le cadre d’un large débat public et non en le renvoyant à la sphère privée que l’on peut espérer défendre les catégories les plus défavorisées, renforcer l’égalité entre citoyens et conforter la cohésion sociale. Le temps n’est pas que de l’argent, nuit et dimanche compris. Même Dieu ne travaille pas non-stop. Après six jours de dur labeur lors de la création du monde, ne s’est-il pas accordé une petite pause ?

Aucun commentaire: